Gotan Project : « C’est très réducteur de nous définir comme du tango électro »

Vendredi 30 avril, Gotan Project était en concert à guichet fermé au Palais des Festivals de Cannes. En 2001, La revancha del tango créait un style de tango jamais entendu encore. Le succès a été fulgurant et planétaire. Aujourd’hui, le trio sort son troisième album, Tango 3.0 avec un son encore plus riche et métissé. Quelques heures avant le début de leur concert, le français Philippe Cohen Solal, le suisse Christoph H. Müller et le guitariste argentin Eduardo Makaroff au délicieux accent portaient déjà avec classe costume rayé et feutre. Avec beaucoup de gentillesse, ils nous ont présenté l’histoire de leur musique, son évolution jusqu’au nouvel album et le contexte culturel qui l’accompagne. Car, effectivement, Gotan Project ne se réduit pas à un groupe électro.

Bonsoir à tous les trois. Dès votre premier album en 2001, votre mélange inédit de tango et de musique électronique a connu un succès extraordinaire. Tout le monde s’accorde à dire que vous avez contribué à ramener le tango sur le devant de la scène.
Eduardo :
On ne va pas le nier mais le tango a une très longue histoire. C’est une des grandes musiques du XXe siècle, on le compare au jazz. Le jazz est né dans les rives du Mississipi et le tango est né dans les rives du Rio de la Plata. La rencontre multiculturelle entre les africains d’Argentine et les immigrés venus d’Europe, des italiens, des espagnols et des juifs de l’Europe de l’est a provoqué la naissance d’une musique métissée qui est devenue de plus en plus riche, avec des orchestres et a évolué vers la musique classique. Il y a eu le tango-chanson, Carlos Gardel, les grands bandonéonistes, toute une longue histoire qui monte deux-trois marches avec Astor Piazzolla. C’est aussi un classique qu’on étudie dans les conservatoires du monde entier.

Cette nouvelle forme du tango, vous l’avez créée non pas en Argentine mais en France.
Philippe :
Paris est considérée comme la deuxième capitale du tango. Le tango a été présent en France depuis le début de son histoire. Il est parti d’Argentine mais il allé très vite en France. Il a eu beaucoup de succès et il revenu en Argentine avec le chic de Paris. C’est à ce moment-là qu’il a été accepté par l’aristocratie et la bourgeoisie argentine. Depuis, ce ne sont que des allers-retours incessants entre Paris et Buenos Aires. Même dans les chansons de Brel ou de Ferret, il y a des tangos. Le tango a toujours été présent en France mais ça n’est pas exactement le même. Le tango dont on parle nous, c’est le tango argentin qui est plus groovy si on peut dire.

Comment expliqueriez-vous la différence entre le tango argentin et le tango en France ?
Eduardo :
Comme toutes les grandes musiques, chacun s’est approprié le tango. C’est la même chose pour le rock : en Argentine on fait du rock mais j’imagine que pour un anglais, ça peut sonner bizarre. C’est de l’imitation mais on s’en empare sincèrement pour s’exprimer. En France, j’ai travaillé dans les dancings et j’ai dirigé l’orchestre du dancing de la Coupole. Donc j’ai côtoyé beaucoup d’accordéonistes qui étaient de très bons musiciens mais qui avaient une approche d’étrangers à ce qui est notre musique. C’est comme une langue. Vous entendez mon accent ? C’est un peu comme un tango avec l’accent français.

Peut-on dire que le tango electronico a permis de ramener la jeunesse vers le tango, notamment en Argentine ?
Eduardo :
Tout à fait mais pas seulement le tango electronico. On a été un peu le catalyseur de tout un mouvement de gens qui ont essayé de faire la même chose avec les beats électroniques. Je suis argentin et j’essaie de faire connaître l’histoire du tango qui a été un peu oubliée par les nouvelles générations. Mais de plus en plus ça renaît car il y a de plus en plus de gens qui aiment apprendre la danse. En Argentine, c’est une danse très sensuelle, différente de celle d’ici, très compliquée mais qui attire beaucoup de gens maintenant. Il y a de plus en plus de milongas, ces bars-tangos, un peu partout dans le monde. Et en plus de la danse, il y a une scène tango assez généralisée avec les jeunes joueurs de bandonéon, les orchestres, les gens qui prennent la succession de Piazzolla, de nouveaux chanteurs et chanteuses. Ca bouge beaucoup. Le tango prend un nouveau souffle et ça se fait dans une rencontre avec les autres cultures.

Comment Gotan Project est-il né ?
Christoph
: Avec Philippe, on était juste parti sur l’idée de faire évoluer notre musique électronique, qu’on développait depuis quelques années. De son côté, Eduardo, qui venait du tango, voulait aussi faire évoluer sa musique. On a donc fait une nouvelle proposition pour le tango mais ça a commencé de manière très underground. C’était pas du tout un concept sur le papier destiné à cartonner. Quand on s’est mis en studio tous les trois, on n’osait même pas composer. On a commencé par un premier morceau de Piazzolla qui est une idole pour nous trois. Ca n’a pas marché tout de suite et d’une certaine manière il a fallu qu’on casse un peu le tango, trafiquer le son du bandonéon, pour ne pas rester dans le classique. Puis on a réussi à trouver quelque chose qui nous a vachement surpris et qui a commencé à nous plaire. Et on continué dans cette veine. Mais autour de nous il y avait beaucoup de sceptiques.

Qui vous a soutenu à ce moment-là ?
Eduardo :
Dès le départ, les grands musiciens de tango qui sont à Paris ont adhéré. Depuis le début, on collabore avec Gustavo Beytelmann qui est une pointure, un grand pianiste et un grand compositeur. C’est peut-être le musicien argentin le plus important qui vit en Europe. Il joue du piano, il arrange les cordes et, pour ce dernier album, les cuivres aussi. Puis il y a Nini Flores, le bandonéoniste. C’est un génie très connu dans le milieu du tango mais pas dans le grand public. Ces gens-là font partie de notre musique et ce sont des gens qui viennent directement du tango.

Comment votre carrière a-t-elle décollé ?
Philippe :
C’est parti de Londres avec un DJ de la BBC qui s’appelle Giles Peterson. Il a un show qui s’appelle le Worldwide Show et qui est diffusé dans plein de pays, par exemple en France sur Radio Nova, à Los Angeles ou Tokyo. C’est le premier à avoir joué la musique de Gotan Project en 1999, deux ans avant la sortie de l’album. Il a énormément aidé à diffuser notre musique partout. Après la sortie de notre album, les premiers pays à avoir réagi ont été l’Italie, le Portugal, l’Autriche et la France un peu plus tard quand on a eu la Victoire de la musique. Au Portugal, on venait de sortir notre premier album et on a eu une couverture de presse que Madonna n’aurait pas pu dépasser. On avait la une des quotidiens et des magazines alors qu’en France pas encore. Là, on vient d’avoir au bout de dix ans, la une de Libé. C’est génial mais ça prend plus de temps. C’est un plus grand pays aussi.

Comme expliquez-vous ce décalage ?
Eduardo :
On ne sait jamais pourquoi. Il y a des pays qui sont hispanophones et où ça ne marche pas autant qu’on pourrait s’y attendre. C’est vrai aussi pour le Japon par exemple où le tango traditionnel marche pourtant très bien.
Christoph : Il y a des endroits qui sont plus friands de nouveautés que d’autres. C’est le cas en Angleterre. En France, le public est plus conservateur au départ mais après s’enthousiasme énormément et reste très fidèle.

Vous sortez votre troisième album intitulé Tango 3.0. Ce titre signifie-t-il que vous souhaitez faire passer le tango dans une nouvelle ère ?
Philippe :
Ce titre réunit deux idées assez antinomiques, le tango qui est une musique très ancienne et le 3.0 qui est dans l’avenir de la communication web et qui est encore inconnu. On voulait symboliser la rencontre du passé et du futur à travers la musique du présent qu’on essaie de faire. Je pense que c’est très réducteur de définir notre musique comme du tango électro. On a changé la forme du tango grâce à de l’électronique mais la musique de Gotan Project englobe aussi beaucoup d’autres musiques à l’intérieur. Dans notre nouvel album, on a introduit d’autres musiques comme le blues, le jazz ou même la roots music américaine comme le bluegrass dans des ambiances très musique de film comme toujours. Les gens reconnaissent notre son très vite mais chaque album est une évolution par rapport au précédent.
Christoph : C’est l’idée de mutation. Le tango avait atteint un niveau musical très très élevé avec un répertoire énorme. Dans la théorie de l’évolution, on explique que l’évolution peut se faire lentement ou par des mutations spontanées. D’une manière, c’est ce qu’on a fait en introduisant les rythmiques électroniques ou le dub et on continue de le faire en introduisant de nouveaux éléments qui font des ponts, des parallèles entre divers styles ou divers lieux géographiques. C’est aussi ce qui nous fait plaisir, l’expérimentation, la découverte et à chaque fois nous surprendre nous-mêmes par le résultat.

Pour faire du tango, il y a tout de même des contraintes à respecter ?
Eduardo :
Comme tous les styles de musique, le tango se définit par un rythme très caractéristique, avec un sous-rythme, une harmonie et un swing pour jouer un certain type de mélodie. C’est la matière avec laquelle on fait notre musique. On n’essaie pas forcément de sortir de là mais, dans ce nouvel album, le premier morceau, Tango Square, c’est déjà un blues comme on peut le jouer à la Nouvelle Orléans. Il y a des lois harmoniques dans le tango. Il faut savoir les connaître, il faut savoir les manager pour pouvoir aller au-delà.

A part le strict côté musical, que peut-on trouver dans cet album ?
Philippe :
Avec Gotan Project, on essaie de parler du tango dans sa globalité : la musique, la danse et l’aspect visuel mais aussi la culture tango. La littérature par exemple : dans cet album, il y a un hommage à Julio Cortazar, un grand écrivain argentin. Par un hasard incroyable, il habitait puis est mort dans l’immeuble du XXe arrondissement de Paris où on a créé Gotan Project et où on fait notre musique depuis dix ans. L’aspect politique est présent aussi dans notre musique depuis le premier album à travers les voix de Che Guevara qui est argentin ou d’Eva Peron. On parle de la dictature qui a eu lieu en Argentine, pas de façon engagée mais pour nous c’était impossible de parler du tango sans parler de ce qu’il y avait derrière le tango. En Argentine, il y a tout un peuple avec une histoire et une culture incroyables, une littérature incroyable, un cinéma incroyable. On s’intéresse à tout ça et on essaie d’intéresser à tout ça. On emmène notre public dans un voyage imaginaire entre Paris et Buenos Aires.

Le premier extrait, La Gloria, évoque même un match de foot !
Eduardo :
On a fait appel à Victorio Morales. C’est un commentateur de foot uruguayen qui travaille en Argentine depuis quelques décennies. C’est peut-être le plus important d’Amérique latine. C’est un journaliste radio très pointu qui a une émission tous les matins sur Radio Continental où il parle aussi de politique. Et il a d’autres émissions sur la musique classique, l’opéra. C’est un véritable personnage de la scène argentine. C’était pour nous un honneur qu’il se prête à une collaboration plutôt ludique. C’est un match imaginaire entre les musiciens avec qui on enregistre et nous-mêmes. On se passe la balle, Morales dit quelques mots sur chacun d’entre nous et le but, ça n’est pas goal mais go-tan.

Ces femmes nues sur la pochette du dernier album évoquent la sensualité du tango.
Philippe :
Ces corps forment le mot GOTAN d’un côté et de l’autre le mot TANGO, gotan étant un mot du verlan qu’on parle en Argentine, peut-être plus qu’en France. Ces 5 lettres sont faites par des femmes nues. Sur la pochette de notre premier album, La revancha del tango, le nom Gotan Project était tatoué sur un torse. Déjà on voulait parler de l’aspect charnel du tango. La danse a un aspect charnel évident. Il s’agit d’un homme et d’une femme qui dansent très très proches d’où le côté sensuel de la musique. Mais à travers la pochette du nouvel album, on voulait plus parler du côté érotique du tango. Un nombre incroyable de gens nous ont dit que notre musique était la bande-son idéale pour faire l’amour. Je vous conseille d’essayer en tout cas. Et on attend les bébés Gotan ! C’est une femme qui a fait cette pochette, elle s’appelle Prisca Lobjoy. C’est une artiste qui fait tous nos visuels, les vidéos, les clips et c’est bien que l’aspect érotique du tango soit dit par une femme et pas par un homme, ce qui serait peut-être plus machiste. Sur scène, la femme est très présente. On essaie d’éviter les clichés musicaux et visuels du tango mais aussi ceux de la musique électronique. Il ne s’agit pas d’un spectacle de VJ habituel.

De quoi sont faites ces projections sur scène ?
Christoph :
C’est Prisca qui fait ces vidéos pour nous : ce que j’aime, c’est que ça n’est ni une illustration de notre musique ni non plus un film à part. Elle fait une sorte d’écriture parallèle qui est liée à notre musique mais qui a sa propre vie, qui raconte sa propre histoire qui n’est pas forcément celle du morceau. Ca rajoute un autre niveau à notre musique qui a déjà plusieurs niveaux de lecture. Dans notre spectacle, ça emporte les gens ailleurs.

Quelle place le cinéma tient-il dans votre travail ?
Philippe :
C’est très important. Ici à Cannes, on sent les prémisses du Festival. On est inspiré par des films ou des réalisateurs. Dans le nouvel album, le morceau De hombre a hombre est directement inspiré par l’univers de David Lynch. On vient tous les trois de la musique de film même si on n’en a jamais fait ensemble. C’est peut-être pour cela que notre musique est très cinématographique et qu’on se retrouve autant dans des films, à Hollywood ou dans des séries formidables comme Sex & the City, Nip/Tuck, Six feet under ou récemment dans Dexter. Ca vient peut-être du fait que le tango fait partie de l’ADN collectif, dans le monde entier mais nous on a amené le tango vers une abstraction grâce à l’électronique. La musique acoustique a un côté réaliste tandis que la musique électronique a un côté abstrait parce que ce que vous entendez a été transformé grâce à la technologie. Je crois que c’est ce qui ouvre l’imagination.

Combien êtes-vous sur scène ?
Christoph :
On est sept sur scène. Il y a une sorte d’orchestre tango, piano, bandonéon, une musicienne multi-instrumentiste qui joue du violon, de la trompette et du violon-cornet qui est une sorte de violon avec une corne de vieux gramophone et qui sonne un peu comme ça. Eduardo joue de la guitare, Philippe et moi nous faisons la partie électronique. Il joue aussi des guitares électriques et moi des claviers. Et une chanteuse interprète nos morceaux.

Vous êtes au tout début d’une tournée internationale. Au début du mois, vous avez même joué en Russie.
Philippe :
On a joué à Saint-Pétersbourg dans un grand amphithéâtre un peu stalinien avec un public très attentif qui découvrait un album qui n’était pas encore sorti et qui a été conquis. Ensuite, on a fait un concert à Moscou devant 3000 personnes dont 90% étaient en train de danser. Les 10% restants étaient des apparatchiks qu’on voyait assis à des petites tables avec des petites lumières et qui avaient dû sûrement payer très cher leur billet. C’est incroyable le succès de Gotan Project et les salles combles qu’on fait partout : à Brasilia, on a joué devant 16000 personnes, à Hollywood Bowl à Los Angeles devant 17000 personnes. Tout ça, c’est des moments incroyables car comme le disait Christophe, c’est parti d’un truc totalement souterrain. On penserait que notre disque intéresserait deux mille personnes, il en a intéressé deux millions. C’est une énorme surprise qu’on peut expliquer par la force du tango et peut-être son alliage avec la musique électronique.

Ce soir à Cannes, on peut dire que c’est la première vraie date française de votre tournée.
Philippe :
On vient de faire ce qu’on appelle une résidence. On a passé une semaine au Carré Bellefeuille à Boulogne où on a joué devant un public d’abonnés. On a aussi joué à France Inter mercredi au studio 104. C’était un concert en public mais un concert radio. Ca c’est super bien passé. On n’a pas réalisé mais c’est vrai que c’est notre premier vrai concert en France. Vous nous mettez la pression !

Désolé mais ça n’était pas mon but ! Je vous souhaite un très bon concert !

Palais des festivals de Cannes
Gotan Project
, site officiel

Eric_M

En amateur de musique, Eric Maïolino est auteur-compositeur-interprète, joue de la guitare, pratique le théâtre et assiste à des concerts! (toutes ses chroniques ici)

Un commentaire sur “Gotan Project : « C’est très réducteur de nous définir comme du tango électro »

  1. le tango est ma musique préférée, comme elle était celle de mon père.
    puis-je en savoir plus? Je compte en parler dans mon prochain livre.
    merci

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